Le secteur du luxe est de plus en plus technophile comme il l’a prouvé au dernier salon Tech For Retail. Le groupe LVMH y avait envoyé une délégation d’une centaine de personnes. Plusieurs dirigeants et responsables de grandes maisons sont aussi montés sur scène lors de deux conférences plénières pour évoquer leurs sujets de transformation tech et d’innovations.
Si le luxe a été longtemps réticent à la vente en ligne, de peur de ne plus être synonyme de rareté ou d’abimer l’expérience client, les barrières sont tombées. Les premiers sites e-commerce ont été créés au début des années 2000 et depuis le secteur ne cesse d’expérimenter et d’adopter des nouvelles technologies à l’instar de la RFID, de la réalité augmentée, du Web 3, de l’intelligence artificielle. «Dans le secteur du luxe, une vague d’accélération s’amorce pour adopter de nouvelles technologies au service de trois objectifs stratégiques majeurs : l’engagement client, l’excellence opérationnelle et le développement durable», peut-on lire dans la deuxième édition du rapport «Luxe et Technologie», publié par le Comité Colbert et Bain & Company en septembre dernier.
Cette étude démontre aussi qu’après la crise sanitaire, la boutique «a retrouvé son statut de pierre angulaire de l’expression des Maisons mais que son rôle a évolué». La technologie y est omniprésente pour «magnifier la relation entre le client et le vendeur, enrichir la découverte des collections et fluidifier le parcours client et les opérations». Selon Mathilde Haemmerlé, associée, en charge du pôle Luxe chez Bain & Company France et qui a animé une conférence sur le thème de «la tech au cœur de expérience des clients du luxe», 76% des clients interrogés dans cette étude menée en France, aux États-Unis et en Chine, sont demandeurs d’expérience supportée par la technologie. «Il peut s’agir par exemple d’essayage virtuel en boutique et d’expériences immersives pour découvrir l’univers de la marque». Mais pour 61% de ces clients, c’est d’abord l’humain, la relation entre le client et le vendeur «qui est le critère numéro un pour faire du passage en boutique une relation absolument extraordinaire et inoubliable».
L’obsession du clienteling
Franck le Moal, directeur IT et technologie du groupe LVMH qui est intervenu à une conférence sur la manière dont la tech et l’innovation dessinent le futur du luxe dans le groupe, ne contredit pas ce constat. «La tech vient supporter cinq ou six sujets essentiels, à commencer par la performance des magasins, leur capacité à interagir avec le client. Elle intervient aussi sur la supply chain, la logistique car dans notre métier de rareté il faut vendre au client au bon endroit et au bon moment». Le responsable voit aussi la tech prendre de l’importance dans le cycle de développement des produits «pour soulager les artisans par exemple dans des gestes difficiles à exécuter », dans les domaines liés à la traçabilité, à la transparence, dans l’aide à la création avec la 3D Factory, et dans la performance des 200 000 collaborateurs du groupe répartis dans 75 pays «qui doivent travailler ensemble». Le groupe qui compte 3000 personnes dans son équipe tech s’ouvre d’ailleurs à de nouveaux métiers et recrute. «Rejoignez-nous ! », a lancé Franck Le Moal à l’assistance, soit plus de 200 personnes venues l’écouter.
Si les sites comme ceux de Vuitton ou de Sephora ont déjà vingt ans, le magasin reste «l’endroit ou l’on veut ramener nos clients pour les affronter positivement. Nous sommes obsédés par le clienteling», poursuit le dirigeant qui considère que le plus important est de proposer une expérience sans couture, quel que soit le point de contact et qui préfère par ailleurs le terme d’ «omniretail» à celui d’ «omnicanal». «Nos 65 000 vendeurs sont équipés d’Iphones, d’applications de clienteling. Ils connaissent leurs clients et ils peuvent interagir, avant, après, avec du « remote sale » ou des interactions dans les médias sociaux pour du conseil à distance, etc. … c’est pour cela que nous parlons d’omniretail». Le dirigeant prône l’importance de s’appuyer sur des conseillers « augmentés » et sur une gestion des stocks adaptée à l’omnicanal.
Dans sa volonté d’utiliser les technologies de pointe pour améliorer l’expérience client et également optimiser les opérations, LVMH multiplie les expérimentations. Récemment, il a annoncé son partenariat avec le «Human-Centered Artificial Intelligence Institute» de l’université de Stanford (Stanford HAI) pour explorer les applications de la technologie IA dans ses activités. LVMH collaborera avec l’université «sur des projets de recherche concentrés sur des domaines tels que l’IA responsable, la conception centrée sur l’Humain, l’interaction homme-ordinateur et les modèles fondamentaux pour développer de nouvelles applications technologiques d’intelligence artificielle dans l’expérience client, la conception produit, le contenu marketing et communication, la fabrication de produit, la gestion des chaînes d’approvisionnement…».
Cette annonce majeure préfigure ce que sera l’IA générative soit «une vague plus puissante que celle du Web3» mais son développement est aussi lié à la data et à sa gouvernance. «La plupart des grandes maisons du groupe ont recruté des chiefs data officers et nous avons commencé à accélérer sur ce sujet il y a deux ans grâce à un partenariat stratégique avec Google Cloud et avec Alibaba Cloud en Chine. Nous «plateformisons» un certain nombre de sujets et travaillons avec l’IA pour la personnalisation client, les prévisions, pour mieux prévoir les assortiments avec les ateliers de production et nous nous sommes emparés de l’IA générative dès novembre 2022 avec la volonté de l’utiliser sur les sujets de valeur tout en restant prudents car nous sommes des créateurs, des artisans». Une charte des « do and don’t »a été édictée en mai dernier afin d’éviter les dérives liées à cette IA générative.
Le groupe s’est aussi associé avec d’autres griffes de luxe dont Prada, Cartier, Mercedes-Benz, au sein de Aura, un consortium qu’il a créé avec Microsoft et le studio Ethereum ConsenSys pour intégrer la technologie blockchain à l’industrie du luxe. Aura permet la traçabilité des produits depuis leur production jusqu’à leur distribution et plus tard, sur le marché de l’occasion. « Il s’agit de mettre en place des fondamentaux de cette traçabilité, du « digital product passport » auquel nous croyons beaucoup, qui pourrait aussi favoriser un comportement d’achat différent des nouvelles générations vis-à-vis du luxe», estime Franck le Moal. Le groupe est aussi très actif avec les jeunes pousses qu’il incube dans sa «Maison des Startups» même si comme l’explique Gonzague de Pirey, chief omnichannel et data officer chez LVMH il est parfois difficile de faire cohabiter une start-up avec un grand groupe. «Nous avons mis en place tout un dispositif qui marche relativement bien pour attirer des startups, les sélectionner, les accompagner pour les aider à rentrer en contact avec chacune de nos maisons. Il y a un vrai travail avec les hommes et avec la maison pour s’assurer que le travail collaboratif va continuer, pour que la start-up ne se sente pas un peu écrasée». L’innovation dans le groupe repose sur cet incubateur, ce travail en open innovation, et sur ses propres centres de R&D en interne et des liens importants avec les labos de recherche dans le monde académique.
LVMH s’appuie également sur des partenaires «puissants» que sont Cegid qui équipe les 22 griffes en POS (Point of Sales), Salesforce, Apple pour les devices et le service «tap to pay» proposé désormais par Cegid. Enfin il a lancé Gaia, «un centre de recherche mondial dédié au luxe durable et digital» qui doit ouvrir en 2024/2025 et regrouper 300 chercheurs dans un futur bâtiment de 22 500 m². Enfin il cherche à réduire de 20% son impact IT d’ici à 2026 en travaillant sur le design du SI, la formation, la mesure et la rationalisation des architectures et des infrastructures.
Vendeur augmenté
Donner un coup d’accélérateur au digital et introduire des technologies en rupture sont les nouveaux enjeux de LVMH et du luxe en général. Kering s’attache lui aussi à développer de nouvelles expériences tout en conciliant l’humain et les outils. Les plateformes digitales doivent «venir augmenter» le rôle du vendeur mais ne pas s’y substituer, comme l’explique Gregory Boutté, chief client & digital officer de Kering. «Nous avons passé beaucoup de temps avec les équipes digitales au niveau du groupe et avec les maisons à développer une App de clienteling que tous nos vendeurs utilisent en boutique. C’est un bon exemple qui montre après cinq années maintenant que les vendeurs sont plus effectifs et livrent une meilleure expérience, une meilleure conversion», ajoute Grégory Boutté. L’application nommée «Luce» a été développée «avec une poignée de vendeurs Saint-Laurent qu’on a envoyés à Cupertino travailler avec des designers d’Apple. Le but était de comprendre leurs points de friction en magasin et comment la technologie pouvait les enlever et aider les équipes à être plus efficaces en termes de conversion, d’expérience». Après avoir été testée dans une dizaine de magasins et reçu un feedback positif, elle a finalement été lancée dans les magasins de l’ensemble des marques et dans toutes les régions en l’espace de 18 mois. «Lorsque je vais dans une boutique et que je dis que je travaille sur Luce, tous les vendeurs viennent me voir en disant qu’elle a changé leur vie. Du coup nous avons utilisé ce scenario pour toutes les plateformes digitales qui ont été développées ensuite ». Une « data factory » a également été créée au service des maisons.
Toutes les expériences ne sont pas couronnées de succès. Sephora a pendant un temps multiplié miroirs connectés, vidéos, «fragrances finders» et autres innovations tech en magasin qui se sont souvent soldés par des échecs. «Le client qui vient dans la boutique a besoin d’être accompagné, de vivre une bonne expérience qui va durer 10-15 minutes avec le conseiller qui va lui trouver les bons produits dont il a besoin», estime Gonzague de Pirey, chief omnichannel et data officer chez LVMH.
Le bel avenir de la beauty tech
Dans l’univers de la beauté et des cosmétiques, la «beauty tech» a néanmoins de beaux jours devant elle. Avec son parcours de 19 ans chez L’Oréal, Delphine Tour Helin a justement rejoint il y a trois ans les équipes d’Yves Saint Laurent beauté pour créer l’équipe «customer expérience» et développer tous les sujets et tous les services de «beauty tech» sur tous les canaux retail à la fois online et offline. Pour mettre la tech au cœur de l’expérience en boutique sans qu’elle devienne un gadget, la griffe s’est elle aussi concentrée sur la personnalisation. «Nous avons l’intime conviction que cette personnalisation est l’avenir de la beauté et c’est la raison pour laquelle nous avons inscrit la « beauty tech » au cœur de l’expérience client ». Là encore le but est d’augmenter l’expertise des conseillères de beauté et non de les remplacer. «L’objectif final étant d’obtenir des informations pointues sur les besoins, par exemple, de la peau de nos clientes et de leur proposer un certain nombre de produits et de routines personnalisés. 97% de la Gen Z vient en boutique pour s’inspirer, pour apprendre et avant tout pour s’immerger dans l’univers des marques. Les services que nous développons ont vocation à faire vivre des émotions, des expériences extraordinaires à nos clients toujours en respect avec les promesses de notre marque».
Il y a deux ans, la maison a présenté au salon Viva Tech «Scent-Sation», une consultation parfum sur-mesure en boutique basée sur les neurosciences. Pour cette innovation le groupe L’Oréal s’est associé à une start-up spécialisée dans les casques neuro-connectés reliés aux émotions, une technologie jusqu’à présent utilisée dans le monde médical. «C’est le cerveau qui va faire le travail à la place du client. L’expert parfum vient positionner un casque connecté sur la tête de nos clientes qui sont invitées à se relaxer et nous leur faisons sentir six notes olfactives, boisées, musquées, florales et cetera… le casque qui fonctionne sur le principe de l’électro-encéphalogramme mesure les réactions émotionnelles du cerveau. A l’issue de cette consultation, elles découvrent leur profil olfactif unique». Aborder le parfum par ce prisme ou par le filtre des émotions est nouveau dans cet univers.
La marque a aussi conçu «le premier créateur de rouge à lèvres intelligent» ou «Rouge Sur Mesure» qui répond aux aspirations de celles qui veulent devenir leurs propres créatrices de beauté. L’outil connecté à une application permet de découvrir une infinité de couleurs, de les essayer virtuellement et de concevoir sa teinte à partir de différentes cartouches. «Ce sont des expériences qui reposent sur des études poussées et qui viennent apporter encore plus de savoir à nos conseillères de vente», précise Delphine Tour Helin.
Complémentarité offline et online
Enfin pour les 80% des clients qui effectuent un achat online ou initient leur parcours sur le web et les 23% qui ne sont pas satisfaits, ou sont frustrés par le manque de personnalisation, l’enjeu des maisons de luxe est aussi de recréer une expérience mais sans forcément proposer le même niveau de service. L’expérience parfum de YSL « Scent-Sation » nécessite ainsi des experts parfums extrêmement bien formés en magasin avec un environnement propice et immersif. «Elle va donc être déployée dans quelques flagships, quelques boutiques emblématiques dans le monde. Pour offrir à nos consommateurs en ligne la possibilité de choisir également le parfum qu’il leur faut nous nous sommes appuyés sur une étude cognitive poussée qui a été conduite aux États-Unis, en France et en Chine. Elle met en corrélation les parfums et des stimuli olfactifs, sonores, des matières… Nous avons développé le premier «fragrance finder» qui permet ainsi de choisir du parfum en ligne sans pouvoir le tester». D’autres innovations concernent le maquillage avec, par exemple, la possibilité d’analyser plus de 26 critères morphologiques du visage grâce à un selfie pour se voir proposer un assortiment de produits adaptés et les ajouter au panier en quelques clics. «Ce service est également disponible sur les points de vente et nos make-up artists sont vraiment formés pour inviter la cliente à s’asseoir, à reproduire le look en la maquillant et surtout partager toutes ses astuces pour celles qui achètent des produits et qui se retrouvent ensuite complètement démunies dans leur salle de bain».
Complémentarité des canaux est devenu le maitre-mot des griffes de luxe. «Nous essayons d’avoir une approche très pragmatique sur le sujet de l’omnichannel. La technologie est un moyen et non une fin et nous sommes convaincus que les plateformes digitales peuvent améliorer l’expérience et nous aider à mieux conduire nos affaires. Mais c’est complémentaire à notre activité qui reste en magasin. La technologie, l’e-commerce nous aident à être plus forts sur chacun de nos points de contact avec nos clients, en magasin quand un produit n’est pas en stock et que le vendeur peut le commander directement sur le stock e-commerce et livrer le client le jour d’après. On génère aussi du trafic grâce au site de e-commerce dans nos magasins avec des fonctionnalités de retrait en boutiques. Celles-ci sont plus fortes du fait de l’existence de nos sites de e-commerce. De même nous augmentons l’assortiment sur notre site grâce au stock qui est disponible en magasin. Nous avons apporté un petit peu de magie en ligne en rendant disponibles certains de nos vendeurs via des consultations vidéo. Et quand vous êtes client d’une maison, que vous achetez votre produit, nous continuons le dialogue au travers de multiples canaux, le téléphone, le SMS, WhatsApp», raconte Grégory Boutté.
Comme LVMH, Kering noue des relations avec le monde académique pour des recherches plus fondamentales, avec les grandes universités qu’elles soient en Californie, en Asie ou en Europe et avec les jeunes pousses innovantes. «J’ai beaucoup travaillé dans des startups en Europe et aux US. Mais dans le luxe nous avons un souci d’excellence et de perfection ». Pour tester de nouvelles technologies de rupture, le groupe mesure l’appétence de chacune de marques. Pour Gucci qui avait fait part de son appétence dans la seconde main, des pilotes ont été réalisés. Le groupe préfère investir dans de jeunes pousses pour aller tester des modèles sans prendre le risque. Il a notamment investi dans une petite start-up en Angleterre qui fait de la location de sac à main sur abonnement. Il a aussi investi dans Vestiaire Collective. «Nous nous rapprochons d’une équipe d’entrepreneurs talentueux pour travailler sur ce sujet tous les jours et nous apprenons ». Une petite plateforme de l’innovation a été lancée en interne, sur laquelle sont testées de nouvelles idées et qui recueillent les feedback clients pour mesurer les opportunités. « Nous nous forgeons des convictions sur des choses qui vont arriver», ajoute Grégory Boutté.
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